Le PC Brienne

On sait que l’Hôtel de Brienne est, depuis deux siècles, le siège du ministère de la Guerre – dans les différentes dénominations qui se sont succédé. On sait cependant moins qu’entre 1978 et 2016 ce même hôtel a abrité un lieu secret, pièce maîtresse de la dissuasion nucléaire française. Jusqu’aux conseillers du Ministre, peu étaient dans la confidence de cette salle aveugle, dissimulée derrière une lourde porte blindée dans les sous-sols du 14 rue Saint-Dominique. Tout au plus remarquait-on que le conseiller nucléaire, excellent camarade mais peu disert sur ses activités, semblait disposer d’un second bureau, puisqu’il disparaissait à échéance régulière dans les profondeurs de l’Hôtel de Brienne.

C’est le déménagement des services centraux du ministère à Balard qui a conduit au démantèlement opérationnel de cette pièce, dont les activités nécessitaient un cadre modernisé. Au début de l’année 2016, le conseiller nucléaire a donc migré vers un autre lieu également tenu secret et refermé une dernière fois la lourde porte blindée sur quarante ans d’histoire de notre dissuasion nucléaire.

Mais alors que tout condamnait cette pièce à l’oubli, Jean-Yves Le Drian, Ministre de la Défense entre 2012 et 2017, qui venait d’achever la restauration du bureau Clemenceau, a eu la volonté de poursuivre avec cette pièce l’œuvre de patrimonialisation de l’Hôtel de Brienne, dans une démarche qui reste compatible avec la vocation première de ces lieux.

Alors que le Centre des monuments nationaux effectuait ses premières visites guidées deux fois par mois, rencontrant un succès signalé, ce geste d’ouverture se voulait fondateur à plus d’un titre. A l’échelle de l’Hôtel de Brienne, il permettait de compléter le parcours de visite, qui s’arrêtait précédemment avec le retour du Général de Gaulle au moment de la Libération de Paris, et enjambait les riches heures du second vingtième siècle pour arriver sans transition aux activités présentes du lieu ; l’objectif était donc d’illustrer la manière dont l’Hôtel de Brienne avait traversé la Cinquième République, et avait été transformé par elle, dans son organisation spatiale comme dans sa fonction politique. 

Mais c’est surtout au regard de l’histoire de la dissuasion nucléaire française que cette démarche a trouvé son sens. C’est la première fois en effet que l’un des lieux qui avait directement contribué à cette histoire était rendu accessible au public, occasion d’un exercice pédagogique sur les évolutions de notre stratégie de dissuasion et les enjeux qu’elle rencontre aujourd’hui. 

Une telle démarche n’avait de sens que si l’ouverture était complète, ce qui semblait à première vue compliqué… Comment parler du rôle joué par cette pièce, si ce rôle – et sa sensibilité – avait été simplement transféré ailleurs ? Comment plus largement faire entrer le public de plain-pied dans une réalité qui relève du « Très Secret Défense » ? Pour pouvoir avancer, Jean-Yves Le Drian a rapidement sollicité l’accord du chef de l’Etat. Il a par ailleurs eu l’intuition de révéler la pièce, non pas telle qu’elle a été laissée en 2016, mais de la reconstituer telle qu’elle fut en activité au début des années 1980. C’est cette transposition dans une période historique révolue qui a offert la clé du dispositif, en permettant de concilier le respect de la sensibilité du sujet avec la possibilité de l’approcher néanmoins, à travers le dévoilement de procédures et d’instruments qui ne sont plus en vigueur aujourd’hui.

Voici donc le PC Brienne. On y entre par un escalier dissimulé derrière un mur, sur la gauche de la cour principale de l’Hôtel de Brienne. Après avoir traversé une salle de repos, en partie réaménagée en musée de la dissuasion, avec des prêts d’objets exceptionnels en provenance de plusieurs institutions mais aussi de particuliers (ingénieurs, officiers) acteurs de cette histoire, on longe sur la droite un couloir d’une quinzaine de mètres, pour s’arrêter devant une lourde porte blindée.

Le mécanisme débloqué, la porte s’ouvre sur une deuxième porte, comme l’entrée d’un appartement, et révèle une pièce aveugle d’environ 20m2, prolongée par une seconde pièce d’environ 8m2. On se retrouve alors en avril 1985, au moment de l’entrée en service du sous-marin nucléaire lanceur d’engins « L’Inflexible », dont des photographies sur diapositive sont projetés au mur. Dans quelques mois, Charles Hernu démissionnera à cause de l’affaire du Raimbow-Warrior ; à cette heure, il demeure le fidèle Ministre de la Défense du Président François Mitterrand, qu’il a contribué à convertir à la doctrine française de dissuasion nucléaire.

Le téléphone crypté Eucalyptus

Dans la première pièce, autour d’une table de travail en formica, trois installations : un dispositif de visioconférence – que l’on jugerait aujourd’hui sommaire mais qui a fait ses preuves – avec le « PC Jupiter » de l’Elysée, composé d’un téléviseur et d’une caméra sur pied, une unité de communication comprenant plusieurs lignes directes vers d’autres lieux sensibles des armées, enfin plusieurs consoles de programmation. Alors que les dispositifs de communication devaient permettre au Ministre, en cas de crise majeure, d’être en contact permanent avec le chef de l’Etat et les armées, les consoles de programmation illustrent l’autre fonction du PC Brienne, celle qui avait jusque-là fait l’objet d’un secret parfaitement gardé.

Le dispositif inhibiteur du Mirage IV : BSN pour boîtier sûreté navigateur)

Pour mieux comprendre ce rôle, il convient de faire coulisser la paroi gauche de la pièce principale, révéler une autre porte blindée, et entrer, après avoir déverrouillé le dispositif de sûreté, dans la seconde pièce, surnommée « l’épicerie » ou la « fromagerie » par les conseillers nucléaires qui s’y sont succédé. Dans un réduit en longueur, qui n’a pas la largeur d’un couloir, on découvre en effet une série d’étagères en bois, qui seraient – d’après la rumeur des lieux – d’anciens racks à fromage abritant désormais – en fait de meules de Beaufort attendant de vieillir – d’étranges boîtiers métalliques, dont la face carrée, munie de molettes de chiffrement, se prolonge par un cylindre. Chaque pièce, d’une longueur de 30 centimètres, pèsent plus de 8 kilogrammes.

L'horloge Gerboise blanche

Ces « boîtiers inhibiteurs » sont le vrai secret du PC Brienne. Les systèmes de blocage des armées nucléaires, aujourd’hui numériques, ont longtemps été mécaniques. Et c’est donc dans le bunker de l’hôtel de Brienne, à la verticale exacte du bureau du Ministre, que l’un de ses plus proches collaborateurs militaires a programmé, durant près de quarante ans, les boîtiers destinés à « inhiber » les armes, c’est-à-dire à empêcher qu’elles soient utilisées en l’absence du code qui les « désinhiberait ». C’est de cette même pièce que cet officier supérieur partait ensuite, sous escorte, pour placer les boîtiers sur les différents systèmes d’armes.

Ces instruments, qui peuvent sembler rustiques, mais dont la robustesse a été éprouvée au fil de dizaines de patrouilles à la mer des SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins) et de nombreuses missions des Forces Aériennes Stratégiques tandis qu’ils étaient en activité, ont été depuis remplacés par des dispositifs plus sophistiqués, dont le film d’Antonin Baudry, Le Chant du loup (2019), donne peut-être un furtif aperçu…

Au cœur du PC Brienne patrimonialisé dans la grande tradition des period rooms, qui font revivre l’Histoire de plain-pied, grâce à l’engagement financier de l’Association des amis de l’Hôtel de Brienne, au travail de l’agence « Perles d’histoire » et à la contribution de nombreux experts, ces boîtiers inhibiteurs demeurent néanmoins, avec une myriade d’autres objets, comme le témoignage exceptionnel d’une époque de notre histoire politique et militaire contemporaine que nous commençons seulement de redécouvrir.

 

Visitez le PC Brienne

Embarquez au coeur du PC Brienne, guidé par l’association des Amis de l’hôtel de Brienne.

 

Découvrez deux autres lieux emblématiques de l’hôtel de Brienne

  • Le bureau de Georges Clemenceau

    Le bureau dans lequel George Clemenceau avait mené la France à la victoire en 1918, s’était effacé de la mémoire de l’hôtel de Brienne au fil du temps. Sa restauration en 2012-2014 est à l’origine de la création de l’association des Amis de l’hôtel de Brienne.

  • Le bureau du général de Gaulle

    Le 25 août 1944, le général de Gaulle retrouve l’hôtel de Brienne tel qu’il l’avait quitté au début de la guerre. Le bureau dans lequel il s’installe alors a été restitué « à l’identique » en 1982, à l’initiative du ministre Charles Hernu.